En 1992, Francis Fukuyama avec La Fin de l’Histoire décrit un monde à la stabilité retrouvée, dominé par la superpuissance incontestée : les États-Unis. Le monde, sous le joug de l’hégémonie américaine, peut alors se plonger dans une torpeur, un repos qu’il pensait éternel, mais dont il sera brusquement tiré au début du XXIe siècle.
L’heure est au constat pour les puissances occidentales.
Ces dernières laissent glisser de leurs doigts les rênes de la gouvernance mondiale. Ils sont inexorablement récupérés par la main chinoise qui se fait toujours plus ferme et déterminée. Alors que les bases de la puissance occidentale se fragilisent, la Chine contribue à inquiéter, car elle menace l’ordre mondial établi. Elle vient jouer les trouble-fêtes dans le concert des Nations. Mais qui inquiète-elle vraiment ? Les pays africains, qu’elle inonde d’investissements contribuant à leur émergence ? Les pays latino-américains, à qui elle donne l’opportunité de s’émanciper de la tutelle séculaire des États-Unis ? Ou alors les Occidentaux, qu’elle concurrence voire surpasse, dans plus en plus de domaines ?
Par sa taille, sa population, son économie, la Chine s’apparente à un véritable géant. Alors qu’en 1980, son PIB était 15 fois inférieur à celui des États-Unis, il en représente aujourd’hui plus des deux tiers. Ayant emprunté les rails de la mondialisation, le TGV chinois a pour ambition de dépasser la puissante mais vieillissante locomotive américano-occidentale. Sous couvert de la loi du Talion, la Chine n’hésite plus à répondre aux attaques de l’Amérique Trumpienne, soulignant la position prépondérante acquise par ce pays-là. Mais, rappelons-nous l’origine du mot géant : dans la mythologie, les Géants tentèrent de détrôner le tout puissant Zeus en escaladant l’Olympe. Ce dernier les anéantit et resta maître incontesté du monde, tirant parti de leur hybris.
Ainsi, au regard du ralentissement de sa croissance économique, des problèmes d’unité internes au pays, des méthodes contestées et contestables du gouvernement, la Chine peut-elle réellement s’imposer comme un géant ?
Nous verrons donc comment une puissance avérée, génératrice de craintes pour les acteurs mondiaux, ne fait pas forcément de la Chine un géant sans faille, mais peut-être un colosse aux pieds d’argile.
Il est loin le siècle de la honte, où Européens comme Américains avaient profité du déclin de l’Empire du milieu pour servir leurs propres intérêts. Depuis 2010, ce sont 145 milliards d’euros que la Chine a investi en Europe et 60 milliards de dollars aux États-Unis rien que pour l’année 2016. Les anciens colonisateurs sont maintenant en position de faiblesse : l’aéroport d’Heathrow est détenu à hauteur de 10% par la puissante China Investment Corporation, les États-Unis ont avec la Chine un déficit commercial abyssal de 621 milliards de dollars, l’Union Européenne n’a pas d’alternative crédible à la 5G Huawei.
Bien qu’encore qualifiée d’émergente, la Chine dispose du second budget mondial de défense, qui n’a de cesse d’augmenter.
Son PIB croît 3 fois plus rapidement que celui du continent européen, sa stratégie du collier de perles confère à sa formidable machine de production des débouchés à travers le monde, tout comme un déploiement de sa force militaire, qui lui permettent d’enraciner sous couvert de partenariats commerciaux juteux sa domination régionale voire mondiale.
La Chine a également une véritable liberté stratégique, en témoigne ses liaisons avec la Russie, l’Iran ou la Corée du Nord, honnies par l’Occident. Confiante en sa monnaie, elle tente de concurrencer « l’arme fatale des Etats-Unis » (T. Snégaroff), le dollar, en multipliant les accords « swap ». Et cela fonctionne. Le Yuan s’est largement internationalisé et permet à la Chine de faire figure de Sticky Power (R.Mead). Elle attire et détourne de Washington. Même l’Europe, en intégrant la BAII, tordant le cou à son allier américain, fait de l’oeil à la Chine. C’est donc une puissance établie qui fait valoir ses ambitions.
Une telle puissance s’accompagne de certaines velléités. Les premiers à en faire les frais sont les voisins de la Chine : le Japon avec l’archipel des Ryukyu, ou bien les riverains des Îles Paracel et Spratley, lésés par la Nine Dash Line, comme le Vietnam. La Chine s’oppose frontalement à l’Inde sur le tracé de la ligne McMahon, n’hésitant pas à soutenir le Pakistan avec qui elle entretient une relation étroite, ou encore à attiser les envies sécessionnistes de l’Arunachal Pradesh. La Chine n’hésite pas faire valoir sa volonté, au détriment de ses voisins les plus faibles qui bien souvent ne peuvent lutter.
Mais la menace est également perçue de l’autre côté de la planète. Les gesticulations douanières de l’Amérique le prouvent. Alors que B.Clinton poussait la Chine à entrer à l’OMC dans l’intérêt de la feue resplendissante Amérique, D.Trump réalise à quel point son pays est sur le point d’être dépassé. Il suit quelque part la logique de Zbigniew Brzezinski dans Le Grand Échiquier : il faut absolument empêcher toute puissance étrangère de dépasser les États-Unis. Les ambitions inarrêtables de la Chine effraient les États-Unis qui, essoufflés, ne parviennent plus à maitriser ce monde qui était le leur.
L’attitude de la Chine inquiète jusqu’aux spécialistes mondiaux.
Le consensus de Pékin, plus laxiste que celui de Washington, a provoqué un réendettement massif de l’Afrique et de l’Amérique du Sud. En cas de faillite, ces pays seraient tout simplement ruinés et à la botte de la Chine. Elle inquiète donc par ses pratiques faisant fi des événements passés (crise des années 1990) et risquant de menacer la relative stabilité économique mondiale.
Bien que d’un oeil extérieur la Chine semble invincible, il en est en réalité autrement. L’unité nationale s’est faite tardivement (Tibet 1951, Hong Kong 1997) conduisant à des différences culturelles malgré une politique active de sinisation du territoire. De plus, malgré des politiques de rééquilibrage, le littoral, par lequel l’émergence de la Chine s’est faite, est bien plus riche que l’ouest chinois, risquant de générer des fractures. Il s’agit donc d’un handicap auquel doit faire face la Chine si elle compte pérenniser sa situation.
La vulnérabilité de la Chine se traduit plus encore dans sa non-autosuffisance alimentaire.
En effet, elle importe énormément de denrées des États-Unis… un aveu de faiblesse pour une puissance qui veut ravir la première place mondiale. À cela s’ajoute les scandales alimentaires qui incitent le consommateur chinois à importer de l’étranger, gage de qualité (lait frelaté, chou au formol, etc.).
Cependant, le talon d’Achille de la Chine, c’est elle-même. Comme l’explique G. Pitron dans La guerre des métaux rares, l’exploitation de ses ressources génère une pollution qui gangrène l’ensemble du territoire. 40% de l’eau des rivières est gravement polluée, les cancers se répandent, la baie de Jiaozhou, entre autres, atteint des records de pollution. Outre un mécontentement croissant de la population qui subit ces déboires écologiques, cela coûterait entre 4 et 6 milliards de dollars par an au pays et contribue à ternir son image à l’international.
La Chine est grande. Elle inquiète. Cependant, gardons à l’esprit qu’elle n’est pas aussi homogène qu’elle le laisse entrevoir, qu’elle fait face à des défis territoriaux, alimentaires ou géopolitiques très périlleux, susceptibles de la fragiliser. Mais alors que Graham Allison dans Destined for war évoque clairement la possibilité d’une guerre avec les États-Unis, le Zeus américain arrivera-t-il à foudroyer le Géant Chinois ? ou se verra-t-il évincé de l’Olympe ?
Bibliographie :
- Capital, Investissements chinois en Europe: un boom entre inquiétudes et tensions,
- Schaeffer Frédéric, Plus de 100 milliards de dollars d’investissements chinois cumulés aux Etats-Unis, publié le 3 janvier 2017, consulté le 11 mars 2020
- Pitron Guillaume, La guerre des métaux rares : la face cachée de la transition energétique et numérique, Les Liens qui Libèrent, 2018, 296p
- Brzezinski Zbigniew, Le Grand Échiquier : L’Amérique et le reste du monde, Bayard Editions, 1997, 273p
- Snégaroff Thomas, Géopolitique des Etats-Unis, PUF, 2016, 164p
- Mead Russell, America’s Sticky power, 2004, 46p
- Fukuyama Francis, La Fin de l’Histoire et le Dernier Homme, Flammarion, 1992, 452p