Préambule
Voici un corrigé proposé par Kévin Besozzi :
« Doit-on considérer que la désindustrialisation est un processus inéluctable dans un pays développé ? »
Introduction
Accroche : La nomination en 2012 d’ A. Montebourg au poste de ministre du redressement productif reflétait la volonté du gouvernement Ayrault I de lutter contre le processus de désindustrialisation progressive des territoires français. La mise en ligne du site Colbert 2.0 , soulignant aux chefs d’entreprises délocalisées les avantages afférents à leur relocalisation, illustrait alors le retour d’une forme de néo-colbertisme refusant de voir dans la désindustrialisation un processus inéluctable.
Définition : Par désindustrialisation on entend un processus de mutation des économies conduisant à une réduction de la part relative comme absolue de l’emploi en leur sein. Cette désindustrialisation s’observe ainsi tant par la réduction du nombre d’ouvriers – ceux-ci ne représentant plus qu’un effectif de 2,7 millions d’actifs en 2016 contre près de 35% de la population active au début des années 1970 – que par la baisse du poids de l’industrie dans le PIB français, ce secteur ne contribuant directement qu’à 10% du PIB en France. Ce processus semble particulièrement marqué dans les économies développées, que l’on peut comprendre comme les économies dont l’IDH est supérieur à 0,8 (critère retenu par l’ONU), et qui ont ainsi atteint un stade avancé de développement, entendu au sens de F. Perroux (1961) comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître cumulativement et durablement son produit global net » ou encore au sens de G. Myrdal comme un « mouvement de tout le corps social vers le haut ».
Contextualisation : Si l’industrialisation semble être allée de pair avec l’enclenchement d’un processus de développement, les Pays Développés à Économie de Marché (PDEM) semblent depuis la fin des années 1970 et les deux chocs pétroliers de cette décennie être entrés dans un processus inverse de désindustrialisation. Délocalisations successives et tertiarisation des économies ont ainsi conduit certains auteurs à déclarer l’entrée des économies dans une ère « post-industrielle » : c’est notamment la thèse de l’américain D. Bell (1973) et du français A. Touraine (1969). Ce mouvement de désindustrialisation effraie cependant de par ses potentiels effets sociaux, et génère un ensemble de réactions le dénonçant et cherchant à l’endiguer, réactions s’illustrant notamment par la montée d’une forme de néo-protectionnisme, et la recrudescence des politiques industrielles colbertistes.
Problématisation : Face au manque de compétitivité prix des économies développées et à l’accroissement de la concurrence internationale, la désindustrialisation semble inéluctable. Cependant, le maintien d’un secteur industriel dynamique, florissant et moteur dans certaines économies développées comme l’Allemagne (où l’industrie représente près du quart du PIB), souligne que la désindustrialisation n’est pas une fatalité et qu’économie développée peut rimer avec économie industrielle.
Problématique : Dès lors, faut-il considérer que la désindustrialisation est un processus endogène et corolaire du développement ? Autrement dit, sommes-nous condamnés à accepter la désindustrialisation de nos économies, ou est-il possible d’endiguer un tel mouvement ?
Annonce de plan : Après avoir souligné que la désindustrialisation des économies développées est une réalité depuis près d’un demi-siècle, de telle sorte que ce mouvement apparaisse comme une logique indépassable de l’histoire des économies développées (I) nous mettrons en exergue les conditions ayant permis à certaines économies développées de conserver un secteur industriel compétitif et florissant (II). Enfin, nous montrerons qu’une économie développée doit pouvoir s’affranchir de l’industrie et que l’avènement d’une société post-industrielle peut être l’objectif final d’une économie développée, de telle sorte que la désindustrialisation serait in fine non seulement inéluctable du fait d’une dynamique endogène au capitalisme, mais également du fait de la définition même du développement (III).
I. Certes, la désindustrialisation semble inéluctable pour les économies développées
A.Désindustrialisation et tertiarisation seraient inévitables pour les économies développées
- On peut mobiliser ici les grandes lois historiques de l’évolution des économies : loi des 3 secteurs chez C. Clark (1947), s’expliquant par la relation de J. Fourastié (1952) qui permet de postuler que, du fait de l’évolution différentielle de la productivité entre le secteur industriel et le secteur tertiaire, les emplois industriels sont plus rapidement menacés que les emplois tertiaires. Cette « évolution naturelle du capitalisme » serait ainsi l’un des facteurs explicatifs des déversements sectoriels de l’emploi analysés par A. Sauvy (1980).
- Il est possible de considérer que le développement des économies conduit à devoir satisfaire de nouveaux besoins, post-industriels, de telle sorte que la réduction de la hausse des dépenses allouées à la satisfaction de besoins immatériels (secteur tertiaire) conduit mécaniquement à une baisse progressive de la part relative du secteur industriel. Suivant le modèle de la pyramide de Maslow (1943), les économies développées pourraient davantage se concentrer sur la satisfactions de besoins immatériels. D’un point de vue historique, la croissance des dépenses publiques et de la place de l’État-Providence, validant la loi de Wagner (1872), participe également de la désindustrialisation au profit de l’émergence d’une société de service (notamment publics).
- Enfin, l’avènement d’une économie de la connaissance et les caractéristiques de la 3ème révolution industrielle telle que prophétisée par J. Rifkin (2011), voire de la 4ème annoncée par K. Schwab (2017), conduisent à penser des économies développées dans lesquelles les emplois sont principalement concentrés dans le secteur des nouvelles technologies, des emplois tertiaires plus qu’industriels.
B. Les économies développées souffrent surtout d’une concurrence internationale exacerbée condamnant la compétitivité prix de leur secteur industriel
- Il fallait ici faire référence aux différentes formes de dumping dont est victime l’industrie des pays développés. Le dumping environnemental, souligné par M. Mani et F. Wheeler (1998), contribue à l’émergence de « havres de pollutions » dans les pays sous-développés. Le dumping fiscal conduit les entreprises industrielles à fuir les systèmes fiscaux ambitieux des pays développés et le dumping social contribue à faire des charges sociales caractéristiques des pays développés un repoussoir pour une industrie internationale de plus en plus mobile du fait de l’essor des FMN (on pouvait mentionner au passage les travaux de J. Dunning (1981) sur les stratégies de localisation de ces FMN).
- L’expansion de la Division Internationale du Processus de Production (DIPP) et l’organisation d’une production globale conduit ainsi à concentrer les activités industrielles à faible V.A. dans les pays en développement et à concentrer les économies développées autour des tâches de conception et de promotion des produits (pensons à la célèbre gravure « designed by Apple in California assembled in China »). L’industrie s’internationalise, ne faisant demeurer dans les économies développées que les productions novatrices selon la logique de la théorie du cycle de vie des produits développée par R. Vernon (1966).
- Ainsi, on peut considérer que ce sont les trop forts salaires des pays développés qui minent leur industrie au profit de l’industrie de pays moins développés. La théorie H.O.S. du commerce international souligne ainsi que les pays doivent se spécialiser dans le secteur utilisant le facteur de production qui y est abondant car celui-ci y est alors disponible à moindre coût. Pour les économies développées, on aurait alors une spécialisation dans les secteurs capitalistiques ou dans ceux utilisant un travail fortement qualifié : seul l’industrie de pointe aurait alors vocation à perdurer dans les économies développées, l’industrie manufacturière « de base » devant nécessairement constituer la spécialisation des pays à forte dotation en main d’oeuvre (Chine, Inde…).
II. Cependant la désindustrialisation des économies développées n’est pas une fatalité et peut être contenue
A. L’industrie demeure un secteur moteur et la désindustrialisation est sur-estimée
- L’industrie conserve de nombreux effets d’entraînement ( Kaldor), et il apparaît que l’apparente désindustrialisation s’explique en partie par l’externalisation croissante des activités tertiaires des entreprises industrielles. C’est ainsi 20 à 25% des pertes d’emploi dans l’industrie qui s’expliqueraient par de telles externalisations. En réalité le secteur tertiaire reste appuyé sur le secteur industriel, c’est ce que soulignait déjà le rapport Beffa (2005).
- Il est également possible d’expliquer la désindustrialisation apparente par un fort effet prix : les gains de productivité étant plus forts dans le secteur industriel mais la demande de biens industriels étant faiblement élastique au prix, il apparait que la hausse du revenu des agents dans les économies développées contribue à une diminution du poids relatif de l’industrie dans la structure de la demande. C’est près de 30% de la désindustrialisation qui pourrait s’expliquer par cette déformation de la structure de la demande ( L. Demmou , 2010).
- Enfin le mouvement des délocalisations est à relativiser du fait de l’existence de certaines relocalisations. On peut citer l’exemple des skis Rossignol, de la production de la Yaris de Toyota, de la marque de lingerie G. Lethu ou encore des jouets Mécano. Un tel maintien / reflux de l’industrie dans les pays développés s’expliquerait alors par les externalités positives afférentes aux districts industriels analysés par A. Marshall (1890), ou encore par le first mover advantage mis en lumière par l’économie géographique de P. Krugman (1979) et justifiant le maintien des secteurs industriels à rendement d’échelle externe croissants.
B. L’industrie à forte compétitivité hors-prix reste principalement localisée dans les pays développés et ceux-ci peuvent donc enrayer la désindustrialisation par une spécialisation dans l’industrie à forte V.A.
- L’innovation permanente peut préserver les économies développées de la désindustrialisation grâce aux vertus de la destruction créatrice schumpéterienne ( Schumpeter , 1911). À en croire les théories de la croissance endogène, les économies développées sont par ailleurs les mieux armées pour mettre en oeuvre les investissements spécifiques nécessaires à l’essor du progrès technique pouvant sauver l’industrie occidentale de l’obsolescence ( Romer , 1986 ; Lucas , 1988 ; Barro , 1990)
- Il s’agit alors pour les économies développées de faire valoir leur « avantage concurrentiel » ( Porter , 1985). Il nous faut dès lors concevoir certaines branches industrielles non pas dans un cadre de concurrence internationale pure mais dans un cadre de concurrence monopolistique ( Chamberlin , 1933 ; Robinson , 1933) dans lequel la différenciation des produits permet de penser le maintien d’un secteur industriel dans les économies développées. La forte présence d’échanges intra-branche à l’échelle internationale, telle qu’analysée par Lassudrie-Duchêne (1979), permet ainsi de nuancer les effets néfastes de l’ouverture internationale sur l’industrie. Il est possible d’endiguer la désindustrialisation par une spécialisation de gamme adaptée aux structures des économies développées.
- L’exemple de l’Allemagne pouvait être mobilisé en soulignant qu’une certaine forme de flexibilisation du travail et une spécialisation adaptée peuvent permettre de préserver l’industrie des économies développées. Avec Cahuc et Zylberberg (2004), on peut alors dire que le chômage industriel n’est pas une fatalité mais le fruit de marchés du travail trop rigides, inadaptés aux besoins de l’industrie du 21ème siècle.
III. Il nous faut adapter nos économies face à la désindustrialisation : repenser nos politiques industrielles et accompagner l’émergence d’une société post-industrielle
A. La désindustrialisation peut-être retardée en pensant une politique industrielle efficace au 21ème siècle
- On peut penser que certaines formes de protectionnisme s’imposent aujourd’hui pour lutter contre la concurrence exacerbée des industries à l’échelle internationale. Il s’agit avec F. Lenglet (2013) de penser un « protectionnisme raisonné ». La théorie de N. Kaldor (1970) sur le protectionnisme des industries sénescentes offre un cadre théorique à de telles mesures. Pour l’industrie innovante, on peut même revenir au protectionnisme éducateur de List (1841).
- Surtout, la politique industrielle du 21ème siècle doit pour P. Aghion être une politique de l’innovation. On pouvait mobiliser de nombreux travaux de l’économiste au collège de France, notamment Aghion, Cette, Cohen (2014) ou encore le manifeste Pour une social-démocratie de l’innovation ( Aghion, Berner, Roullet , 2011). On peut même dire que certaines incitations à l’innovation verte sont un moyen de penser une industrie compatible avec le développement durable, et une industrie demeurant par ailleurs compétitive dès lors que celle-ci parvient à s’extraire de son sentier de dépendance à l’innovation polluante ( Aghion et alii , 2012).
- Enfin, on peut penser que la politique industrielle doit désormais se mener à une échelle régionale, car elle seule est apte à porter l’essor d’une industrie innovante et ambitieuse. Les objectifs de la stratégie de Lisbonne vont dans ce sens. La mutualisation à l’échelle européenne du soutien à Airbus permet de souligner l’intérêt de telles politiques industrielles européennes. On pouvait alors mobiliser les travaux de Brander et Spencer (1985) pour souligner l’intérêt de certaines politiques commerciales stratégiques dans le maintien / l’émergence de certains secteurs industriels à forts coûts fixes. Cependant pour une réelle politique industrielle il faudrait concevoir un assouplissement des politiques de la concurrence européennes car celles-ci peuvent bloquer l’émergence de champions régionaux en empêchant certaines concentrations industrielles qui seraient salvatrices.
B. La désindustrialisation est une opportunité dès lors que l’État peut accompagner efficacement l’émergence d’une société post-industrielle
- Penser le déclin de l’emploi industriel n’est pas inquiétant dès lors que l’État parvient à mettre en place un système de formation apte à former les individus aux nouveaux emplois d’une économie post-industrielle. Pour L. Alexandre (2017) il s’agit alors de rendre les travailleurs des économies développées complémentaires à l’intelligence artificielle et non pas substituables. La fin des travailleurs en col bleu ( Rifkin , 2011) pourrait alors être l’un des symptômes du développement dès lors que ces travailleurs parviennent à se reconvertir dans des secteurs novateurs, contribuant par là-même à une mobilité sociale ascendante structurelle, à un « mouvement de tout le corps social vers le haut ».
- Si la désindustrialisation apparaît inéluctable, c’est alors du fait que c’est la fin d’un travail aliéné et aliénant qui est inéluctable pour des économies réellement développées. Le dépassement de l’industrie et du travail besogneux est ainsi l’une des conditions d’une émancipation des populations développées. On pouvait alors mobiliser les souhaits marxistes d’une société affranchie du travail aliénant et s’adonnant au travail créatif ( Marx , Engels , 1845). La recherche d’une société post-industrielle et d’un état stationnaire bienheureux était également l’objectif final de toute société pour J. S. Mill (1848).
- Enfin, si l’industrialisation est inéluctable, c’est de par ses effets désastreux sur l’environnement et par le manque de subsituabilité entre capital technique et capital naturel. Il était possible ici de faire référence aux travaux socio-historiques de Bonneuil , Pessis et Topçu (2013) pour souligner le caractère néfaste de l’industrie sur l’anthropocène. En mobilisant les travaux de l’école de la décroissance tels ceux de Latouche (2004) ou de Georgescu-Roegen (1970), l’inéluctabilité de la désindustrialisation est alors une question de survie de l’espèce humaine dans son ensemble.
Conclusion
Synthèse : Une certaine forme de désindustrialisation apparaît bien inéluctable : celle menant à la disparition des industries peu compétitives des économies développées. Cependant le maintien d’une certaine industrie de pointe, axée sur l’innovation et accompagnée de nouvelles politiques industrielles, est envisageable dès lors que nos économies parviennent à orienter leurs ressources de façon optimale. Reste que la protection à tout prix du secteur industriel peut ne pas s’avérer une option viable sur le long terme, tant l’inéluctabilité de la désindustrialisation n’est pas seulement un fait résultant d’une logique endogène à l’évolution économique mais également une nécessité pour permettre à nos économies développées de pérenniser leur développement et de penser un réel développement durable.
Ouverture : La désindustrialisation amène aujourd’hui à l’émergence d’une société de service. Pour que cette société de service aille de pair avec un essor du développement, encore faut-il penser un État-providence capable d’assurer que notre société ne devienne pas une « société de serviteur » pour reprendre le propos du philosophe A. Gorz (1990). Face à la triple crise de l’État-providence ( Rosanvallon, 1981), on peut cependant se demander si nos État contemporains ont encore les moyens d’accompagner de telles mutations décisives.