Préambule
Voici un corrigé proposé par Kévin Besozzi :
En vous plaçant dans une perspective historique (depuis le XIXème siècle), vous répondrez à la question suivante :
Peut-on affirmer comme P.M. Romer en 1986 : « Les taux de croissance semblent être croissants non seulement en fonction du temps mais aussi en fonction du degré de développement ? »
Aux premiers abords le sujet peut paraître légèrement complexe dans sa formulation. Le risque était alors de paniquer et de ne pas réussir à le reformuler sous sa forme la plus épurée. Si on réussissait cette étape, on retombait sur un des sujets les plus attendus de cette session 2018 : la croissance, son lien avec le développement, et surtout sa pérennité dans le long terme.
En effet, si on reprend la citation de Romer, celui-ci nous dit simplement que la croissance économique est un phénomène cumulatif, auto-entretenu, et reposant sur une dynamique endogène, la production se caractérisant alors par des rendements croissants.
Voilà donc que l’on peut reformuler le sujet sous forme d’une question : La croissance économique repose-t-elle sur des rendements croissants ?
Or le débat sur le caractère croissant / constant / décroissant des rendements revient au débat sur la stagnation séculaire, sur la fin de la croissance… Et là n’importe quel étudiant ayant un minimum préparé son concours a dû traiter un sujet sur « La fin de la croissance »
Les étudiants de MYPREPA ont traité un tel sujet au cours du « Module ESH » sur la plateforme MyPrepa.
On pouvait ainsi massivement reprendre les éléments d’un tel corrigé pour répondre à ce sujet plus que classique derrière son apparence abrupte.
Introduction
Accroche : « Celui qui croit qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste » K. Boulding. En bon économiste, c’est bien en une telle croissance exponentielle que Romer semble croire en déclarant que « Les taux de croissance semblent être croissants non seulement en fonction du temps mais aussi en fonction du degré de développement ». Il considère alors que la croissance économique repose sur des rendements croissants.
Définition Définitions : F. Perroux (1961) définit cette croissance économique comme « L’augmentation soutenue pendant une ou plusieurs périodes longues d’un indicateur de dimension : pour une nation, le produit intérieur net en termes réels ». Considérer que les taux de croissance sont croissants en fonction du temps c’est alors considérer que la croissance est un phénomène linéaire et monotone, continu et inépuisable. Considérer qu’ils sont croissants en fonction du degré de développement, c’est par ailleurs considérer que la qualité des structures sociales dans lesquelles s’insèrent ces taux de croissance a elle aussi une influence significative sur leur ampleur. On peut ainsi définir le développement avec F. Perroux comme « la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croître, cumulativement et durablement, son produit réel global », ou avec Myrdal comme « le mouvement de tout le corps social vers le haut ».
Contextualisation : L’apparition de la croissance moderne au 19ème siècle (Maddison) est allée de pair avec l’entrée des économies dans un processus de développement. Les PDEM ont ainsi connu leurs plus forts taux de croissance durant les Trente Glorieuses, alors que le développement permettait le « mouvement de tout le corps social vers le haut » mentionné par Myrdal et se traduisant par l’émergence en Occident de vastes classes moyennes. C’est suite à l’observation de ces Trente Glorieuses que P. Romer peut émettre l’hypothèse d’une corrélation positive entre développement et taux de croissance.
Suite de la contextualisation et problématisation :Cependant depuis les années 1980 les faits semblent démentir la croyance de Romer en l’existence de rendements croissants dans la production. D’un côté les PDEM font face à un épuisement de leurs gains de productivité et au retour du spectre d’une potentielle stagnation séculaire (Gordon). De l’autre les plus forts taux de croissance sont observés dans des économies émergentes dont le niveau de développement reste bien éloigné des standards occidentaux (Chine, Inde, et BRICS de manière générale). Dès lors on peut se demander si la relation entrevue par P. Romer et à sa suite par les théoriciens de la croissance endogène ne s’est pas épuisée à l’aube du 21ème siècle.
Problématique :Faut-il considérer la croissance économique comme un phénomène cumulatif et inépuisable et voir le développement comme un moteur de la croissance, ou bien ne faut-il pas désormais concevoir que les pays développés font face à des rendements décroissants dans la production, justifiant le retour des thèses stagnationnistes ?
Annonce de plan :
- A priori Romer a raison : un fort niveau de développement permet une croissance pérenne
- Cependant la croissance semble avoir changé de camp et désormais profiter aux pays en développement
- Il s’agit aujourd’hui de penser un développement sans croissance et de sortir du fétichisme d’une croissance dépassée
I.La croissance économique est fonction croissante du temps et du degré de développement
A. La puissance de l’innovation et des rendements croissants
- Chez Schumpeter (1911) la croissance repose sur l’innovation, un processus cumulatif et plus fécond au sein d’économies développées caractérisées par un meilleur niveau d’éducation et des structures institutionnelles favorisant l’innovateur (brevets). On peut actualiser la thèse schumpetérienne avec les travaux de Aghion et Howitt (1992) ou encore de C. Perez(2010).
- Les théoriciens de la croissance endogène considèrent que la croissance repose sur des investissements spécifiques qui sont permis par un degré de développement déjà élevé. On peut revenir sur Romer (1986), Lucas (1988), Barro (1990), en insistant respectivement sur le capital technologique, le capital humain et le capital public.
- Empiriquement on peut utiliser l’étude de Mankiw, Romer, Weil (1992) pour souligner que l’accumulation de capital humain (donc l’éducation, donc le développement) semble être le facteur principal de la croissance économique.
B.Le développement est nécessaire à la pérennité et la stabilité de la croissance
- Si on entend le développement comme la réduction des inégalités, on sait que celle-ci est une condition pour stabiliser la croissance économique qui sans cela est vouée à l’instabilité générée par les crises de surproduction et de surendettement. On a là un boulevard d’auteurs mobilisables : Sismondi (1819), Marx (1867), Kuhmof et Rancière (2010)… Mais aussi les travaux de l’école de la régulation, représentée par Aglietta (1976) et Boyer (1986).
- À l’inverse des pays non développés risquent de s’enfermer dans une trappe à sous-développement, dans laquelle « Les pays sont pauvres parce qu’ils sont pauvres ». On peut faire là référence aux travaux de Nurkse (1953) ou encore Leibentein (1954) pour souligner l’existence de trappes néo-malthusiennes. En l’absence de développement et de diversification des structures productives les pays tombent donc dans ce que Bhagwatti (1959) n’hésite pas à nommer une « croissance appauvrissante », instable et vouée à l’érosion.
- D’un point de vue empirique les travaux de Robinson et Acemoglu (2012) ou leurs travaux avec Johnson (2001), permet de souligner l’importance d’institution inclusives, symbole de développement, dans la pérennité de la croissance.
II.Cependant la croissance semble aujourd’hui avoir changé de camp
A.Les PDEM semblent entrer dans une ère de stagnation séculaire
- Les gains de productivités se sont épuisés tendanciellement depuis la fin des Trente Glorieuses, c’est ce que rappellent notamment Artus et Virard (2015) en soulignant que les gains de productivité annuels sont passés de 3 à 4% dans les années 1970 à moins de 1% depuis le début du 21ème siècle. Cela ravive le débat sur le paradoxe de Solow (1987), et peut notamment s’expliquer par les caractéristiques du secteur tertiaire, dont la part dans le PIB des pays développés tend à s’accroitre alors que l’on sait que ce secteur est faiblement générateur de gains de productivité ( Baumol, Owen ; 1965).
- Il semblerait alors que l’on ait atteint une frontière technologique indépassable, que les rendements de l’innovation s’épuisent. On peut utiliser là le pessimisme de Gordon (2016), sa métaphore de l’arbre fruitier, ou encore la peur du crépuscule de la fonction d’entrepreneur chez Schumpeter (1942).
- Tout cela va de pair avec une réduction des emplois induite par les progrès de l’automation de l’intelligence artificielle, de telle sorte que le développement des technologies conduise à la fin de l’emploi et donc à la fin de la hausse des revenus. On peut mobiliser Frey et Osborne (2013), mais également les travaux de Rifkin (1995) sur la fin du travail et toutes les prévisions des techno-pessimistes.
B.Et les pays les moins développés profitent aujourd’hui d’un avantage à l’arriération
- Aujourd’hui la croissance se concentre surtout dans les pays les moins développés, comme si ceux-ci profitaient de l’avantage à l’arriération décrit par Gershenkron (1962). Historiquement on peut mobiliser l’exemple de l’Allemagne, de la Russie ou encore du Japon.
- Dans un monde globalisé ces économies bénéficient des flux d’IDE et des délocalisations massives qu’elles attirent de par leurs multiplient dumping : social, environnemental ou encore fiscal. De là on voit qu’un faible niveau de développement peut être attractif.
- Dans une optique populationniste ( Bodin, Mao ), le faible degré de développement qui va de pair avec une transition démographique ( Landry ) inachevée permet par ailleurs d’alimenter en main d’œuvre le système productif tout en permettant le maintien d’une certaine demande solvable alors que les pays développés souffrent du vieillissement de leur population.
- Pour insérer un graphique : dans le modèle de Solow (1956) on constate que c’est le faible niveau de développement qui garantit un fort taux de croissance. La concavité de la fonction de production condamne les économies développées à la décroissance de leurs taux de croissance. Ce sont les pays les moins développés qui sont censés attirer les flux de capitaux (en bon dissertateur nous faisons ici abstraction du paradoxe de Lucas ).
III. Que faire face à l’épuisement des taux de croissance pour les économies développées ?
A. La nécessité d’un État luttant contre les vents contraires à la croissance
- Pour sortir les économies développées de la trappe à liquidité dans laquelle elles sont enfoncées ( Summers , 2014), il convient de penser un État interventionniste. Les économies développées en ont les moyens, dès lors qu’elles accepteraient de s’affranchir des dogmes libéraux. L’État peut alors jouer un rôle redistributif permettant de soutenir la demande globale et de pallier l’austérité salariale qui mine aujourd’hui la croissance des PDEM.
- L’État peut également jouer un rôle allocatif en stimulant l’investissement et en favorisant la conversion des hommes et des activités. Il faut alors penser une sociale démocratie de l’innovation ( Aghion, Berner, Roulet , 2011) et des politiques de formation ambitieuses permettant à la main d’œuvre des pays développés de survivre aux changements technologiques à venir ( Alexandre , 2017).
- On peut alors penser une réorientation de nos efforts non pas vers un productivisme qui semble dépasser mais vers un épanouissement d’individus libérés de l’oppression du travail. C’est là la thèse des socialistes utopistes prônant l’avènement d’un revenu universel permettant d’atteindre un état stationnaire bienheureux ( Mill , 1848), comme de ceux prônant une réduction massive du temps de travail ( Méda , 2016).
B. Abandonner la croissance au profit du développement, ou du moins lutter contre les externalités négatives de la croissance
- Il faut accepter de limiter les externalités environnementales de la croissance : le développement durable nécessite de s’affranchir de la recherche de taux de croissance maximaux. Dans la version soft et soutenabilité faible, on peut mentionner l’intérêt d’une taxe pigouvienne, qui entraîne certes une réduction de la production mais également une hausse du bien-être collectif en ramenant l’équilibre privé au niveau de l’équilibre social.
- Dans la version « hard » on peut mobiliser les théoriciens de la décroissance : Latouche (2004) ou Georgescu-Roegen (1970).
- La croissance économique nuirait ainsi au développement réel. Historiquement on peut mobiliser les travaux de Bonneuil, Pessis et Topçu sur « Les Trente Ravageuses » (2012).
Conclusion
Synthèse : Si P. Romer avait raison en son temps, l’évolution historique de la croissance contemporaine semble plus nous permettre de penser les liens qui unissent développement économique et croissance économique à travers une courbe en cloche (ou en U inversé). Croissance et développement s’auto-entretiennent dans un premier temps, mais passé un certain niveau de développement il semble que la capacité à engendrer de la croissance des économies vient à s’épuiser.
Ouverture : Il s’agit aujourd’hui de penser la réorientation de nos structures productives vers une réelle économie de la connaissance, seule économie capable de nous permettre de dépasser la finitude du monde. C’est ce que soulignait déjà A. Marshall en 1890 en écrivant : « La connaissance est notre plus puissant moteur de production (…). Si l’économie est vouée aux rendements décroissants, l’homme est voué aux rendements croissants ».