Le sujet pour l’épreuve d’Économie (ESH) HEC du concours BCE 2020 est :
Le capitalisme est-il soutenable ?
Analyse du sujet
C’était un beau sujet, qui permettait de mobiliser de façon transversale de nombreux thèmes du programme des deux années et qui nécessitait pour être bien traité des qualités d’analyse et de synthèse. Il y avait deux risques, réduire le sujet à une seule de ses dimensions et le risque symétrique d’explorer toutes les dimensions mais en partant un peu dans tous les sens, sans parvenir à articuler efficacement les différents éléments de votre réponse à la question soulevée par le sujet.
Examiner les termes du sujet
Pour problématiser de façon efficace, il fallait comme toujours examiner les termes du sujet choisis de façon minutieuse par les concepteurs en gardant en tête qu’il ne s’agit pas de juxtaposer simplement deux définitions, de façon un peu rituelle, sans penser leur articulation dans le cadre du sujet. Au-delà d’une simple définition des termes, il est souvent utile de s’interroger sur leurs usages et sur l’évolution de ces usages : est-ce qu’il est employé depuis toujours ou bien au contraire est-il apparu à une période spécifique, dans un contexte particulier, employé par certains acteurs et pas d’autres ? Ici cette piste était très précieuse.
On pouvait commencer par examiner le terme « soutenable », qui était piégé parce que faussement simple, tellement c’est devenu une évidence de sens commun que nous devenons tous nous préoccuper de soutenabilité. En faisant l’histoire de son usage, on pouvait assez facilement l’articuler au deuxième terme central du sujet « capitalisme ». En effet, c’est bien dans le cadre d’interrogations sur nos modèles de développement que ce terme s’est diffusé, or notre développement se fait dans un cadre qu’on peut qualifier de capitaliste.
Si on définit de façon synthétique le développement comme l’ensemble des changements quantitatifs qui accompagnent la croissance, et qui affectent notre bien-être collectif au-delà de la simple augmentation des quantités de produits disponibles, alors penser les critères d’un développement satisfaisant c’est penser la dynamique des transformations de nos systèmes économiques, s’interroger sur leurs conséquences à terme sur notre bien-être et la façon de les orienter.
Pour se poser ces questions, on a d’abord parlé en français de « développement durable » pour traduire sustainable development. La notion apparaît dans les débats académiques dans les années 1980 mais sa diffusion dans le débat public commence avec la publication en 1987 d’un rapport des Nations Unies. Son titre est intéressant à rappeler : Notre avenir à tous. Il s’agissait bien de penser les conséquences à terme de nos modèles de croissance et de développement. Dans cette perspective, le développement durable est défini en substance comme un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs.
En présentant les trois piliers du développement durable, le rapport précise les contours de la notion de durabilité ou de soutenabilité à l’articulation du pilier économique et du pilier écologique, on trouve les éléments qui rendent notre système viable, parce qu’on n’épuise pas les ressources, on peut continuer à produire des richesses qui augmentent le bien-être de façon efficace.
A l’articulation des dimensions écologiques et sociales, on trouve les éléments qui permettent que notre système soit vivable pour les populations, c’es-à-dire un air respirable, pas trop de pandémies, des inégalités suffisamment contenues pour que les tensions ne dégénèrent pas en violence, … Enfin, à l’articulation du pilier social et du pilier économique, on trouve les éléments qui permettent de penser un système équitable : si la répartition n’est pas équitable le développement peut se trouver bloqué de différentes façons : diminution de la productivité du travail, une dynamique de la demande affaiblie ou soutenue de façon artificielle par un endettement privé et de le développement de créances douteuses, par exemple.
Si on résume : le développement pour être soutenable au sens introduit par le rapport Bruntland, doit être « viable, vivable, équitable ». Dans ce premier sens, un développement soutenable c’est donc un développement qui, du fait de ses conséquences économiques, sociale et écologiques, va pouvoir se poursuivre.
Une des difficultés c’était de ne pas trop vite rabattre le sujet sur une seule de ces trois dimensions, en vous laissant piéger par des sujets déjà traités et plus classiques, par exemple : quelles sont les limites de la croissance? ou bien nos modèles de croissance sont-ils compatibles avec la protection de l’environnement ?
Mais on pouvait aussi remarquer, pour affiner la lecture du sujet, que soutenable et durable ne sont pas des synonymes en français. Si on examine la définition de soutenable dans un dictionnaire comme le Robert, on trouve :
1) signifie ce qui peut être soutenu pour des raisons plausibles (une thèse soutenable, une opinion soutenable).
2) supportable.
Vous pouviez ici aussi penser aux antonymes de soutenable dans la langue française : des images insoutenables sont des images insupportables, qui nous affectent négativement. Insoutenable, au contraire, c’est ce qu’on ne peut soutenir.
1) Injustifiable, inadmissible, indéfendable.
2) Qu’on ne peut supporter.
Comment penser ensemble ces deux acceptions d’un développement soutenable ?
Même si on peut penser qu’une situation insoutenable, génère des tensions, des conflits qui la rendent instable et qu’ on peut penser qu’à terme elle va cesser, on ne peut pas postuler trop vite que l’insatisfaction provoquée par un système ou son caractère critiquable provoquent nécessairement sa disparition. Le progrès social n’est jamais garanti, on ne peut pas penser l’histoire de nos sociétés comme l’histoire d’un progrès linéaire vers plus de bien-être. En même temps, si le développement remplit les différentes promesses d’amélioration du bien-être collectif, il a d’avantage de chances d’entraîner l’adhésion, d’échapper aux critiques, de ne pas se trouver remis en cause, en résumé de recevoir un soutien. Il serait alors soutenable aussi dans ce deuxième sens.
Si on résume : un modèle de développement soutenable permettrait d’augmenter le bien -être collectif et ce faisant, serait susceptible de susciter l’adhésion des différents acteurs.
On voit bien après cet examen que la notion de soutenabilité interroge notre modèle de développement, ce qui le rend fragile et critiquable, ses limites. Or, notre modèle de développement on peut le caractériser de différentes façons et en particulier on peut dire que nous vivons dans des économies et des sociétés capitalistes. C’est le point d’articulation entre les deux notions.
Il fallait donc s’interroger sur ce qu’on peut entendre quand on parle de développement capitaliste.
Avant de le faire, vous pouviez vous demander quel autre terme aurait pu remplacer capitalisme pour définir notre modèle de développement. Parmi les économistes depuis les années 80 elle n’était plus employée que par des auteurs en marge du courant néo-classique, des institutionnalistes le plus souvent. Vous pouviez donc souligner le retour en grâce de cette notion dans les années qui ont suivi la crise des subprimes, et comment elle avait été éclipsée par celle en apparence plus neutre d’économie de marché. Le terme « capitalisme » a longtemps été un « terme de combat » selon l’expression de François Perroux et plus facilement utilisé par les penseurs critiques du système capitaliste, qui lui opposait d’autres systèmes possibles d’organisation la satisfaction des besoins économiques. C’est dans les périodes où le capitalisme traverse une crise, dans les périodes de remise en cause qui fragilisent sa légitimité, quand on doute de sa soutenabilité, que ce terme réapparaît jusque dans les sujet de concours !
Définir les termes du sujet et faire référence aux sociologues
C’est souvent pratique en ESH de passer par les sociologues pour définir les termes du sujet : ils ont souvent lu les économistes, on peut donc faire des liens avec des éléments de définition fournies par des économistes et ils sont sensibles à la genèse et aux transformations de nos institutions économiques, ce qui permet de penser qu’un même terme ne désigne pas toujours exactement la même réalité.
Une définition pratique, c’est celle proposée Werner Sombart, un contemporain de Max Weber, dans Le capitalisme moderne. Pour bien comprendre selon lui ce qui caractérise une organisation capitaliste de nos activités économiques, de nos rapports dans la sphère économique, il faut distinguer trois dimensions :
- La dimension institutionnelle, qui est celle à laquelle on pense souvent en premier : la propriété privée des moyens de production, la liberté de commercer et d’entreprendre, de contracter, d’échanger à des prix fixés par des mécanismes marchands, et non pas de façon administrée.
- La dimension technique : grâce à l’investissement le stock de capital productif augmente et en même temps le stock de connaissances, de savoir-faire, utiles à l’innovation augmente, il y a donc des innovations, du progrès technique. Vous pouviez relier à ce qu’en disent les théoriciens de la croissance, aux faits stylisés de Kaldor : le capital par tête augmente, la productivité du travail augmente.
- La dimension des représentations collectives : ce qu’il appelle « l’esprit du système », comme Weber parle d’ « esprit du capitalisme », c’est-à-dire que les individus sont motivés par la recherche d’un profit, mais comme chez Weber, l’appât du gain n’est pas caractéristique du capitalisme. Ce qui le singularise c’est la recherche méthodique du gain, par l’accumulation méthodique du capital : les profits sont méthodiquement réinvestis, on développe une comptabilité rationnelle, qui permet d’examiner la rentabilité des investissements, on met en une organisation rationnelle du travail et à chaque fois on déploie une rationalité en finalité : on adapte méthodiquement les moyens qu’on utilise aux objectifs qu’on poursuit. Chez Weber : « le capitalisme s’identifie à la recherche du profit dans le cadre d’une activité rationnelle continue ; il s’agit donc de la recherche d’un profit toujours renouvelé = de la recherche de la rentabilité. » (Avant-propos de son recueil traduit sous le titre Sociologie des religions). Dans cette perspective, les individus acceptent que le gain soit obtenu pacifiquement, par l’échange sur des marchés. Sur ces marchés, les règles de la concurrence prévalent, ce qui comporte pour les acteurs des risques. Accepter les risques contenus dans un jeu concurrentiel, ça fait partie pour Sombart de l’esprit qui anime les individus dans un univers capitaliste.
Quelque soit la définition du capitalisme pour laquelle vous optiez en introduction, il fallait au minimum qu’elle intègre la dynamique d’accumulation du capital et une réflexion sur ce qui entretient ou au contraire ce qui peut bloquer cette dynamique d’accumulation du capital.
Il fallait donc vous interroger sur les acteurs du capitalisme et la logique qui est la leur. En ce sens, pas de capitalisme sans capitalistes. Selon les auteurs, il s’agit de ceux qui risquent leurs capitaux propres dans la sphère productive et en tirent un revenu particulier qui est le profit (Smith et les classiques, Marx compris), de l’entrepreneur et de son banquier (Schumpeter), de ceux qui mènent une « activité d’entreprise » et de ceux qui mènent une « activité de spéculation » (Keynes). Mais pas de capitalisme non plus sans la possibilité pour les capitalistes de nouer des contrats avec des salariés. La nature de ce rapport salarial alimente des interrogations sur la nature mais aussi sur la dynamique du capitalisme. Pensez à ce que dit Coase, après Marx, de la firme comme mode de coordination hiérarchique. Pensez à toutes les réflexions des économistes sur le caractère incomplet du contrat de travail et sur la façon d’obtenir l’engagement au travail des salariés et ainsi un travail plus productif. Pensez aux travaux de sociologues comme Luc Boltanski et Eve Chiapello sur la façon dont on a travaillé à différentes époque pour maintenir cet engagement au travail des salariés grâce à des promesses renouvelées de bien être individuel et collectif.
Vous pouviez ensuite rappeler que le capitalisme existe sous des formes différentes dans le temps et dans l’espace. C’était d’ailleurs un des moyens de problématiser en se demandant si les transformations du capitalisme, sa plasticité, lui permettent de rester soutenable.
Enfin, vous pouviez vous demander plus largement à quelles conditions le capitalisme est soutenable. Les travaux des institutionnalistes étaient ici particulièrement utiles. On pouvait penser aux analyses de Michel Aglietta « le capitalisme est une force de changement qui n’a pas en lui-même son principe de régulation ; celui-ci se trouve dans la cohérence de médiations sociales qui orientent l’accumulation du capital dans le sens du progrès ».
A l’issue de cette phase d’examen des termes du sujet vous pouviez proposer par exemple la problématisation suivante :
« A quelles conditions, l’accumulation méthodique du capital par des acteurs privés permet-elle d’assurer dans le long terme l’amélioration du bien-être collectif ? »
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