« Ne pariez pas sur une attaque contre l’Iran parce qu’ils vous détruiront ». Cette phrase prononcée par Hassan Nasrallah, dirigeant du mouvement chiite libanais Hezbollah est intéressante à bien des égards.
Premièrement, elle permet de mesurer le niveau d’hostilité qui existe entre l’Iran et l’Arabie Saoudite. Une hostilité qui est d’abord religieuse. Les deux pays sont islamiques (l’islam y est religion d’État) mais se revendiquent de deux courants différents de l’islam, le chiisme pour l’Iran, le sunnisme pour l’Arabie Saoudite. Ce schisme au sein de l’islam intervient à la mort du prophète Mahomet. Ali, gendre de Mahomet est reconnu comme l’héritier légitime par les chiites, car issu de la famille du prophète. Pour les sunnites, la transmission du pouvoir doit être liée à la capacité à diriger, aux qualités de dirigeant. Deux islams différents vont alors se développer. Les chiites rejettent les hadiths, paroles de Mahomet et de ses compagnons qui n’ont pas été rapportées par le prophète lui-même. Ils n’admettent que le Coran au sens strict, non les textes qui ont été rajoutés postérieurement. Les sunnites instituent des califes, représentants à la fois du pouvoir religieux et du pouvoir politique. Les chiites, quant à eux distinguent le pouvoir politique en la personne du souverain, du pouvoir religieux, incarné par l’imam, le chef religieux. Le chiisme est organisé hiérarchiquement. A la différence du sunnisme, les ayatollahs se trouvent à la tête de l’« église iranienne ». Il existe un mysticisme dans le chiisme qui se traduit par un culte des martyrs. Les sunnites considèrent que les chiites ont introduit une rupture au sein de l’islam, un certain sentimentalisme qui rompt avec le rationalisme de l’islam sunnite. Le sunnisme est un monothéisme absolu et ne reconnaît pas le culte des martyrs.
Un équilibre de puissance fragile
Mais cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse. Des enjeux de pouvoir entrent en jeu et il s’agit pour l’Iran comme pour l’Arabie Saoudite de s’imposer en tant que première puissance régionale dans la zone Moyen-Orient (péninsule arabique, Croissant fertile, vallée du Nil, Iran).
Aujourd’hui, les chiites représentent 10 à 15% des musulmans mais sont quasiment absents dans la zone du Maghreb et en Indonésie. Ils sont majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan ou à Bahreïn. Ils forment une importante minorité au Liban, dans le Sud et l’Est, représentant un tiers de la population libanaise ; ainsi qu’en Syrie (présence de chiites au sens strict et des alaouites, branche du chiisme). On estime qu’ils représentent 10% de la population en Arabie Saoudite et sont concentrés surtout à l’est du pays. Ils sont également importants en Turquie et au nord du Yémen.
Source : France Culture
Les sunnites sont très largement majoritaires dans le monde musulman et en particulier dans la région Moyen-Orient (en Arabie Saoudite, près de 90% de la population, en Turquie, en Égypte, en Jordanie, au Qatar, en Syrie). Le royaume saoudien est dit wahhabite, il s’agit d’un sunnisme rigoriste et fondamentaliste.
Source : France Culture
Deuxièmement, prononcée par le chef de file du Hezbollah, on comprend que le conflit larvé entre l’Iran et l’Arabie Saoudite a de fortes dimensions régionales.
On dit souvent que l’Iran serait à la tête d’un « arc chiite », arc qui partirait de l’Iran, passerait par le sud et le centre de l’Irak, la Syrie, en particulier le centre et l’ouest et enfin par le sud et l’est du Liban. L’Arabie Saoudite quant à elle emmènerait derrière elle des pays sunnites comme les Émirats-Arabes Unis, le Koweït, Oman ou la Jordanie.
La rivalité de puissance entre l’Iran et l’Arabie Saoudite structure désormais la région Moyen-Orient. Les deux puissances soutiennent, au-delà de leurs frontières nationales, des mouvements armés afin de déstabiliser l’adversaire.
L’Iran est très influent en Syrie, où il est considéré comme le grand vainqueur de la guerre syrienne aux côtés de la Russie. Soutien de première heure du régime alaouite (chiite) de Bachar-Al-Assad, il s’est imposé dans le pays comme acteur incontournable par le biais d’une aide financière et militaire à des milices chiites (formation, armement) et de l’envoi de milliers de miliciens chiites en provenance d’Iran, du Liban, d’Irak du Pakistan ou d’Afghanistan. Israël estime que 20 000 combattants seraient ainsi entraînés et commandés par le régime iranien. L’Iran a étendu son influence au Liban et soutient directement le Hezbollah, mouvement politique et paramilitaire chiite, représenté à la chambre des députés et est accusé par Israël de doter le Hezbollah de missiles menaçant gravement la sécurité du pays. Au Yémen, l’Iran est très proche des rebelles houthis qui ont renversé le gouvernement dit « légitime » reconnu par la communauté internationale.
L’Arabie Saoudite combat directement les rebelles houthis au Yémen via la coalition arabe qu’elle dirige depuis 2015. Au-delà du soutien revendiqué au président déchu Hadi, le régime saoudien finance des groupes armés sunnites. Le Yémen est le théâtre d’une guerre par procuration où Arabie Saoudite et Iran s’affrontent indirectement en soutenant financièrement et militairement des groupes armés. Au-delà du Yémen, l’Arabie Saoudite a largement financé les djihadistes sunnites radicaux en Afghanistan dans les années 1980 ou plus récemment dans la décennie 2010 en Irak, en Syrie et en Libye.
L’ingérence de l’Iran et de l’Arabie Saoudite dans les pays de la région menace la stabilité régionale.
L’affrontement larvé entre l’Arabie Saoudite et l’Iran est structurant dans la région Moyen-Orient. Il est par exemple la cause d’un rapprochement inédit entre Arabie Saoudite et Israël, ennemis jurés hier, coopérant aujourd’hui dans un objectif commun : lutter contre l’influence iranienne dans la région.
Des équilibres géopolitiques à la faveur de l’Arabie Saoudite ?
A priori, si on raisonne en termes de puissance, l’Arabie Saoudite semble être dans une position dominante. Depuis le « Pacte du Quincy » de 1945, l’Arabie Saoudite est un allié clé de la première puissance mondiale, les États-Unis d’Amérique. Les États-Unis s’engagent à assurer la sécurité du régime wahhabite en échange d’un approvisionnement énergétique. La chute du shah en Iran, en 1979 et l’instauration de la République Islamique la même année va faire de l’Iran le principal ennemi des États-Unis. Depuis cette date, l’Iran est sous la coupe de sanctions économiques qui étouffent le pays. Le secteur pétrolier n’est pas épargné. Ainsi en 1996, la loi d’Amato-Kennedy va interdire, non seulement aux entreprises américaines mais également, en vertu de l’extraterritorialité des lois américaines, à toute entreprise étrangère d’investir un montant supérieur à 20 millions de dollars en Iran dans le secteur des hydrocarbures. La production de pétrole a été divisée par deux entre 2017 et 2019 chutant de près de 4 millions de barils par jour à 2,1 millions en novembre 2019 dans le contexte de la sortie unilatérale des États-Unis de l’accord JCPoA dit accord de Vienne conclu en 2015 entre l’Iran, les États-Unis, la France, le Royaume-Uni, la Russie, la Chine et l’Allemagne. L’Iran, avec 10% des réserves mondiales de pétrole prouvées occupe, selon la Banque mondiale, le quatrième rang mondial. Le produit intérieur brut (PIB) de l’Iran devrait chuter de près de 10% en 2019. Le déficit budgétaire explose et aurait atteint 4,5% en 2019. La situation sociale est inquiétante, comme en témoigne les récents mouvements de contestation qui se sont exprimés dans tout le pays et qui ont été réprimés dans la violence. Les manifestants dénoncent un chômage élevé (17% de la population active selon le FMI), la corruption des élites et l’ingérence étrangère de l’Iran dans la région.
L’Iran n’est pas seulement critiqué à l’intérieur du pays, son influence dans la région est de plus en plus contestée. Fait inédit, ce sont les régions chiites de l’Irak qui se soulèvent en ce moment même contre l’influence iranienne. Des drapeaux et le consulat iranien de Nadjaf en Irak ont été brûlés par les manifestants.
C’est donc un Iran extrêmement faible qui, à la stupéfaction de la communauté internationale, aurait commandité les frappes de missiles et de drones visant les sites pétroliers saoudiens de Abqaïs et Khurais le 14 septembre 2019. En conséquence, l’Arabie Saoudite a dû réduire de moitié sa production de pétrole.
Des équilibres géopolitiques renversés
L’attaque du 14 septembre a révélé la faiblesse de l’Arabie Saoudite à plusieurs égards.
Premièrement, le pays, premier importateur mondial d’armes est surarmé. Les Américains comme les Européens (les Français en particulier) lui livrent à tour de bras les armes les plus sophistiquées. Pourtant, l’Arabie Saoudite a été incapable de prévenir cette attaque menée par des missiles et des drones, les « armes du pauvre ».
Deuxièmement, l’allié américain n’a pas riposté. Les incertitudes étaient très grandes en Arabie Saoudite, quant à la réalité du soutien militaire américain.
Mais le renversement des rapports de force est antérieur. Paradoxalement, l’intervention américaine en Irak en 2003 a largement profité à l’Iran, lui permettant d’étendre considérablement son influence dans la région. En 2003, les Américains, après avoir provoqué la chute de Saddam Hussein, vont imposer les chiites au pouvoir, majoritaires en Irak mais opprimés lorsque Saddam Hussein était au pouvoir. Les sunnites sont exclus et marginalisés. Les Iraniens auront le champ libre pour intervenir en Irak en tissant des liens forts avec les élites politiques.
L’attaque du 14 septembre intervient dans un contexte de très grande fragilité de l’Arabie Saoudite en termes d’image internationale. Discrédité depuis l’assassinat ciblé du journaliste saoudien Jamal Khashoggi au sein même du consulat saoudien à Istanbul, le prince héritier Mohammed ben Salmane a vu l’image de son pays se dégrader fortement. Par ailleurs, l’Arabie Saoudite est enlisée dans une guerre interminable au Yémen depuis 2015, où plus de 10 000 civils auraient été tués (bien plus en réalité selon les experts, jusqu’à 20 millions de personnes seraient en situation de pré-famine) et ne parvient à enregistrer aucune avancée notable alors même que la coalition menée par Riyad dispose de moyens bien supérieurs aux rebelles houthis qu’elle combat. Ce serait ainsi la victoire du « faible » sur le « fort », pour reprendre les mots du spécialiste des relations internationales Bertrand Badie. L’Arabie Saoudite qui poursuit les logiques de puissance issues de la conférence de Westphalie de 1648 semble démunie face aux rebelles houthis, acteurs non étatiques dotés de ressources bien plus faibles. Selon François Frison-Roche, chercheur au CNRS, spécialiste du Yémen, le soutien financier et miliaire de l’Iran aux rebelles houthis permet à l’Iran de déstabiliser et de dégrader l’image de l’Arabie Saoudite et ce, à faible coût. Enlisé dans l’interminable guerre du Yémen, l’Arabie Saoudite se serait ainsi détournée de l’Irak et de la Syrie. Selon le chercheur, la guerre du Yémen est une « atteinte à l’image de marque » du royaume wahhabite.
Loin d’être sources de stabilité, les puissances iranienne et saoudienne sont facteurs d’instabilité au Moyen-Orient. A tel point que la rivalité géopolitique entre l’Iran et l’Arabie Saoudite structure désormais la région, bien davantage que le conflit israélo-palestinien.
Sources
https://www.franceculture.fr/religion-et-spiritualite/les-mondes-de-lislam-210-sunnites-chiites-etc
https://www.banquemondiale.org/fr/country/iran/overview
A propos de la guerre au Yémen :
https://www.franceculture.fr/emissions/les-enjeux-internationaux/les-enjeux-internationaux-emission-du-jeudi-23-janvier-2020